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Les bijoux de pierres d’Elsa Peretti

A Sant Martí Vell, village de Catalogne qu’elle a sauvé de la ruine dans les années 1970, la joaillière italienne a acheté et rénové une ribambelle de maisons et trois fermes réinventées en ateliers d’artistes à vivre et à créer. Ces lieux, remplis de livres, d’œuvres d’art et de meubles, sculptes, racontent la vie de bohème foisonnante d’une légende du style.

Un numéro du supplément hebdomadaire d'”El País”, le plus grand quotidien espagnol, est posé près du lit bateau impeccablement ciré. Le titre, 68, l’année qui a fait trembler le monde, se détache sur une mosaïque d’images en noir et blanc, suivi d’un court inventaire en lettres capitales: «Paris, Vietnam et Prague, Luther King et Bob Kennedy, sexe, drogue et rock’n’roll, Mao et Hô Chi Minh…» D’un point de vue purement personnel, cette année historique est à marquer d’une pierre blanche dans la vie d’Elsa Peretti, qui n’a certainement pas conservé ce magazine par hasard. En 1968, âgée de 27 ans, la designer de bijoux et d’objets décoratifs, dont le nom est associé depuis cinq décennies à l’enseigne de joaillerie américaine Tiffany & Co., a mis les pieds pour la première fois à Sant Marti Vell. À cette époque, le village catalan de la province de Gérone (à une heure et demie de route au nord-est de Barcelone), à peine connu pour avoir abrité la seconde cérémonie de mariage de Salvador Dali et Gala dix ans plus tôt, est en piteux état. Pas d’eau, pas d’électricité, «des bâtisses sans toit et seulement de l’herbe sur la place de l’église», se souviendra Elsa Peretti beaucoup plus tard, devenue propriétaire de dix-huit maisons et trois fermes dans ce village médiéval qu’elle aura ressuscité et où elle mourra à 80 ans, en mars 2021, pendant sa sieste.

Dans la trajectoire d’Elsa Peretti, qui a parcouru le monde et multiplié les lieux de résidence, trois endroits ont vraiment compté : l’Italie, d’abord — elle est née à Florence et a grandi à Rome. New York, bien sûr, la ville qui a fait d’elle une légende du style. Et enfin la Catalogne, où elle aura passé la majeure partie de son existence. «Elsa a quitté une Italie où il était très difficile pour une femme de suivre une carrière artistique. Les contraintes familiales et culturelles de l’après-guerre ne pouvaient qu’étouffer une personnalité comme celle d’Elsa, qui recherchait une forme d’expression libre et moderne», raconte Stefano Palumbo, le plus proche collaborateur de la créatrice durant les vingt dernières années de sa vie, aujourd’hui codirecteur de la fondation caritative Nando and Elsa Peretti. Élevée dans un milieu conservateur très aisé — son père, Fernandino, alias Nando, Peretti, a fait fortune dans l’industrie pétrolière —, l’Italienne a attendu d’être majeure (21 ans à l’époque) et diplômée en architecture d’intérieur pour claquer la porte de l’appartement familial. Mais au lieu de se lancer dans la décoration, elle enseigne un temps le ski et le français en Suisse, avant d’entamer une carrière de mannequin à Barcelone. En 1966, elle arpente les rivages de la Costa Brava et pose pour Dali habillée en nonne. «La Catalogne sous le régime de Franco, dans les années 1960-1970, vivait une véritable révolution artistique, dans tous les domaines : le théâtre, le cinéma, la littérature, les arts plastiques, la musique…», poursuit Stefano Palumbo.

Cette avant-garde artistique barcelonaise, composée d’intellectuels et d’artistes de gauche, et animée d’un esprit aussi fêtard que contestataire, porte un nom: la Gauche divine. Elsa Peretti intègre le mouvement, aux côtés de la poétesse Ana Maria Moix, de l’architecte Ricardo Bofill ou de la photographe Colita, qui lui fera découvrir Sant Marti Vell. Grâce à un autre membre du groupe, le sculpteur catalan Xavier Corberó, elle apprend à travailler le métal et crée son premier bijou en argent, en 1969. Une petite flasque aux formes rondes, lisse comme un galet, «inspirée d’un vase trouvé dans une brocante», et suspendue à une longue chaîne. À New York, où elle poursuit sa carrière de mannequin, elle montre ce pendentif au styliste Giorgio Di Sant’Angelo, qui décide de l’associer aux tenues de son défilé, une fleur de gardénia piquée dans le flacon argenté. Les rédactrices de mode s’entichent immédiatement de cet accessoire original, qui change des colliers de perles et des sautoirs classiques. En 1972, Elsa Peretti ouvre chez Bloomingdale’s un corner, baptisé «Cul-de-sac», où elle présente ses réalisations. «Et puis il y a eu Halston, l’ami qui l’a encouragée à poursuivre ses rêves et lui a donné le très bon conseil de garder le contrôle de son nom et de ses créations», précise Stefano Palumbo. Pour le couturier emblématique de l’ère disco, Elsa Peretti est à la fois une muse, une confidente, une partenaire, dans le studio de travail comme sur la piste du Studio 54. Pendant quelques années, elle signe tous les accessoires de la griffe Halston: ceintures, sacs de soirée, flacons de parfum, boîtes de maquillage et de pot-pourri, et bijoux, évidemment. Sortie sur Netflix en 2021, la série Halston montre la relation intense et chaotique du duo, incarné par Ewan McGregor et Rebecca Dayan. Dans l’une des scènes, on aperçoit la boîte cœur en cristal dessinée par Elsa Peretti pour Tiffany & Co.

Cette vie new-yorkaise intense et très créative («On travaillait toute la journée et on dansait toute la nuit») est contrebalancée par des séjours fréquents à Sant Marti Vell, où Elsa Peretti a acheté une maison, en 1972. Une minuscule bâtisse jaune qui donne sur la place du village, baptisée Casa Pequenia. «L’endroit était si désert que je me douchais sur la place avec un seau d’eau chauffé dans la cheminée», dira-t-elle en 2013. Suivra l’acquisition de la Casa Grande, puis celle de Can Noves, un peu plus loin dans la campagne, dix ans plus tard. La restauration de ces maisons, et d’une quinzaine d’autres bâtisses dans le village au fil des années, se fera dans le plus grand respect de l’architecture vernaculaire. Un chantier de longue haleine englobant la rénovation de l’église, construite entre l’époque romane et le XVIe siècle. Au début des années 1990, la créatrice, qui ne se mariera jamais et n’aura pas d’enfant, passe le plus clair de son temps à Sant Marti Vell. Le temps des excès est révolu. Certains de ses amis, comme Halston, ont été emportés par le sida, et elle ressent le besoin «d’un changement radical, d’un havre de paix». Pour travailler au calme et s’immerger dans la nature, «sa plus grande source d’inspiration», selon Stefano Palumbo. Visiter, en 2024, les maisons d’Elsa Peretti dans ce village catalan de deux cent soixante âmes au pic de sa fréquentation, c’est prendre la mesure de cette retraite créative hors norme qu’elle s’est construite au fil du temps. À un peu plus d’une heure de voiture de l’agitation barcelonaise, l’endroit ressemble à un décor de film, avec très peu de figurants. Un village de vieilles pierres propice à la flânerie, construit en cercle autour d’une église romane, que l’on peut également visiter, mais sans beaucoup de commerces, si ce n’est une petite auberge, une brocante et une cave de vins biologiques, Eccocivi, d’ailleurs fondée en 2004 par Elsa Peretti.

C’est ici qu’ont été imaginées, dessinées et modelées les créations que la designer italienne a signées pour Tiffany & Co., depuis que la marque new-yorkaise l’a engagée en tant que directrice artistique, en 1974, par l’entremise de Halston. Des bijoux, ceintures, briquets, stylos et objets pour la maison, aux formes figuratives et aux lignes souples, le plus souvent en argent massif. «Elsa a basé toute sa création artistique sur le travail de l’argent, un choix difficile et controversé dans les années 1970, quand ce métal n’avait pas la noblesse qu’elle a pu lui conférer», précise Stefano Palumbo. Une larme, un haricot, un cœur ouvert, une pomme, un serpent, une boucle de ceinture équestre… les symboles de l’univers Peretti ont tous été travaillés en argent comme en or, jusqu’à la Bone cuff, son best-seller. Cette manchette sculpturale conçue pour épouser les reliefs du poignet — à tel point qu’il en existe deux versions distinctes, pour le poignet gauche et pour le droit — s’inspire de la forme des os, qui ont toujours fasciné la designer italienne. «C’est vraiment un bijou seconde peau», souligne Charlotte Rey, cofondatrice de Castafiore, boutique en ligne de bijoux vintage. Que dire alors du soutien-gorge en maille d’or créé pour le défilé Halston de l’automne-hiver 1975-1976, et porté par Zoé Kravitz, dans sa version Tiffany & Co., à la cérémonie des Oscars en 2019? Charlotte Rey poursuit : «Globalement, il faut plutôt voir les créations d’Elsa Peretti comme des bijoux d’artiste que comme des bijoux de joaillier, contrairement aux pièces dessinées pour Tiffany par Jean Schlumberger, qui proposait un travail beaucoup plus sophistiqué, autour des pierres. Avec des propositions plus accessibles, en argent notamment, Elsa Peretti a participé à démocratiser la fameuse boîte bleue…» Les «bijoux d’artiste» d’Elsa Peretti, qui représenteraient 10 % des ventes de l’enseigne joaillière, sont exposés au British Museum de Londres et au Met, à New York.

Comme elle le faisait enfant en Italie, Elsa Peretti a continué de ramasser à Sant Marti Vell des os d’animaux dans les bois, des squelettes de serpent ou de scorpion… «Avec Elsa, un coquillage devenait un bracelet, un coquelicot une broche, un squelette de serpent une ceinture fluide, et le scorpion était décortiqué pour devenir l’une des plus incroyables pièces de joaillerie jamais réalisées», s’enthousiasme Stefano Palumbo. Dans les maisons catalanes de la créatrice, où aucun objet n’a été déplacé depuis son décès survenu il y a trois ans, une incroyable variété de pierres, de coquillages ou coraux sont posés avec soin sur les manteaux des cheminées, les bureaux ou les chevets. À l’image de ces monticules de galets ronds édifiés de chaque côté d’une fenêtre, dans une chambre d’ami…

Ces trésors organiques côtoient les pièces que l’ancienne hôtesse des lieux a dessinées pour Tiffany & Co., résultant toutes de longues séances de travail avec des artisans triés sur le volet: orfèvres espagnols, souffleurs de verre vénitiens, tisseurs de soie japonais ou lapidaires hongkongais… Une étape-clé de son processus créatif.

Sur l’étagère d’une bibliothèque, un moulage en bois de la manchette Bone est posé à côté de sa version finalisée en argent. Des presse-papiers en forme de haricot en bois laqué rouge ou en métal retiennent des piles de croquis, à côté de vide-poches «cœur» en cristal. Dans la cuisine, la salle à manger et le patio, les tables sont dressées avec des bougeoirs sculpturaux, des saladiers et des carafes en argent aux contours épurés. Plus personne n’est invité à dîner ici, aujourd’hui. Les lieux sont fermés au public la plupart du temps, en dehors de quelques maisons du village appartenant à la joaillière qui hébergent ponctuellement des étudiants en écoles d’art venus s’imprégner de l’univers singulier d’Elsa Peretti.

Cette vision très personnelle de la décoration s’illustre particulièrement dans l’aménagement de la cuisine de Can Noves. La vaste pièce installée dans cette ancienne masia («ferme», en catalan) a l’air d’une grotte, avec ses murs bruts recouverts de suie, sous les tableaux. La cheminée en pierre, immense, a beaucoup servi, comme en attestent les effluves de fumée persistants. Sur le sol en terre cuite d’origine, on a posé une longue table en chêne, des chaises en paille, un banc d’église, des meubles en bois disparates et un grand réfrigérateur Bosch. Au-dessus de l’évier en pierre, les couverts Padova, de Tiffany & Co., l’argenterie dessinée par la propriétaire des lieux, s’alignent, bien patinés, sur des crochets en bois. Dans un coin, sous des poêles à paella suspendues, une sculpture en marbre de Jaume Cubells trône sur un piédestal. Dans les autres pièces, cet éclectisme assumé se confirme. Un ensemble de meubles venus d’Inde, de Chine ou d’Afrique et de kilims élimés côtoie des luminaires modernistes et des œuvres d’artistes catalans ou new-yorkais. On ne compte pas les tableaux du Barcelonais Robert Llimós, les pièces de pop art signées Andy Warhol et Richard Hamilton ou les photographies de Hiro, ami intime de la créatrice — à l’origine du fameux visuel publicitaire de la manchette Bone entourant un os, sur lequel se promènent deux coccinelles. Dans une chambre, l’affiche d’une exposition française du peintre Henri Matisse voisine avec un dessin original de Pablo Picasso et la célèbre photo du corset (pour une publicité de la marque Mainbocher, en 1939) de Horst P. Horst, accrochée au-dessus du lit, à la manière d’une icône religieuse. De Bouddha à saint François d’Assise, les statues de plusieurs figures spirituelles sont posées ici et là, ainsi qu’une poignée de fétiches, dont la plaque d’immatriculation (ROMA E6 5846) de la première voiture de Peretti, placée en évidence sur une table basse. Tabourets, paniers et autres artefacts issus de l’artisanat local complètent la décoration. Certains datent de l’époque où Elsa Peretti s’est installée ici, comme ce manteau en laine de mouton accroché derrière la porte d’une chambre, qui ressemble à la pelisse de Peau d’Âne. Et, partout, des cages, qui témoignent de sa passion pour les oiseaux — dont une volière dans la cour, toujours en service —, et les animaux en général. Le molosse en métal sculpté par Robert Llimós, qui accueille les visiteurs de Can Noves, fait partie des nombreux chiens qu’Elsa Peretti aura adoptés et choyés à Sant Marti Vell.

Attenante à la Casa Pequena acquise en 1972, la Casa Grande, construite dans une ancienne grange, est remplie de livres, d’œuvres d’art et de meubles sculptés, dont un confident en bois inspiré de l’architecture de Gaudi. Là encore, la science des mélanges est à l’œuvre. Pour Stefano Palumbo, parler de décoration d’intérieur pour décrire cet agencement serait réducteur : «Elsa concevait ses habitats comme des installations artistiques, selon des règles précises, pour créer un espace de travail idéal. Un espace de liberté créative, métaphorique, semblable à la fameuse chambre à soi dont parlait Virginia Woolf… Ce ne sont pas des maisons, mais des ateliers d’artiste, des natures mortes dans l’esprit des peintures du XXe siècle.» C’est aussi l’impression qui se dégage des photos réalisées pour l’ouvrage The Italian Interiors of Elsa Peretti, publié par l’éditeur barcelonais Apartamento, en mai. On y découvre la décoration léchée de l’appartement familial de Rome et celle, plus bohème, de l’ancienne tour de guet de Porto Ercole, avec son incroyable cheminée figurant le visage d’un monstre, inspirée de la sculpture de la bouche d’Orcus, dans les jardins de Bomarzo. Les cheminées sont centrales dans les lieux de vie d’Elsa Peretti. À Sant Marti Vell, on en trouve quasiment dans toutes les pièces, et presque autant de points d’eau. Dans le salon de la Casa Grande, un lavabo sculpté dans la pierre est installé près des canapés en cuir, à quelques pas d’un bassin posé au ras du sol pour se laver les pieds en revenant de la terrasse. Cette dualité entre l’eau et le feu incarne parfaitement la personnalité d’Elsa Peretti, qui aura aimé tout autant la fureur du Studio 54 et la solitude de la campagne catalane, les diamants et les galets bruts.

Sa passion des objets s’illustre dans le sous-sol de cette maison. Un cabinet de curiosités alambiqué de plusieurs pièces renferme les objets chinés par la collectionneuse, au fil des décennies. Minaudières, peignes andalous, bijoux indiens et africains, coiffes en coquillages, dagues en jade, argenterie… sont rangés dans des vitrines. Accrochées aux murs de ce musée personnel, des photos témoignent de ses folles années new-yorkaises, comme ce cliché de Helmut Newton, en 1975, et où elle pose vêtue en Bunny Playboy, talons et bas résille sur fond de buildings. Une image à mille lieues de l’existence que la femme aux doigts d’argent aura vécue à Sant Marti Vell, circulant en Crocs dans le village, paraît-il. Cet endroit, où sont aussi rassemblées les archives de son travail pour Tiffany & Co., Elsa Peretti l’a pensé de son vivant, de même qu’elle a créé sa fondation philanthropique en 2000, investissant 75 millions d’euros dans 1200 projets humanitaires et environnementaux à ce jour dans le monde. Elle aura aussi pris le soin de dessiner et de faire fabriquer son urne funéraire, en argent massif comme il se doit, exposée derrière une paroi de verre dans l’église du village. Ultime preuve d’une obsessionnelle quête de perfection, que Stefano Palumbo résume ainsi: «Elsa disait souvent: “L’esthétique me tue.” »

Photo by Claudia Ferri

Sabine Maida
September 30, 2024